L'Attrait de la ruine
(book in French)
by André Habib
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Book Presentation:
D'où vient-il que la ruine au cinéma exerce un attrait.au point de vouloir lui consacrer du temps, un livre, et penser qu'un quelconque lecteur puisse vouloir y accorder son attention. Peut-être est-ce parce que la ruine, telle qu'elle s'incarne au cinéma, que ce soit comme décombres de guerre ou vestiges antiques, chantier désaffecté ou lambeau de pellicule rescapé, exacerbe ce lien mélancolique, quasi ontologique, qui nous attache au temps et à la mémoire du cinéma (c'est-à-dire, comme le dirait Daney, à «la promesse d'un monde») : présence d'une absence, insaisissable trop tard, toujours-déjà passé, en train de disparaître. Cet essai s'intéresse ainsi à décrire ces moments de cinéma où le temps, sous diverses modalités, apparaît de manière sensible, en tant qu'expérience. Ces pages décrivent moins une histoire en bonne et due forme de la ruine au cinéma, qu'un parcours subjectif de fragments disparates qui constitue un programme possible et très partiel de cet attrait.
About the Author:
André Habib est professeur au Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques de l'Université de Montréal. Il est depuis 2002 coéditeur de la revue électronique Hors champ. II a dirigé, avec Viva Paci, l'ouvrage collectif Chris Marker et l'imprimerie du regard (L'Harmattan, coll. "Esthétiques", 2008), ainsi que, avec Michel Marie, l'Avenir de la mémoire : patrimoine, restauration, réemploi cinématographiques (Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2011). Ses recherches récentes ont porté sur l'esthétique des ruines, l'archive, le cinéma expérimental et la cinéphilie.
Excerpt:
D'où vient-il que la ruine - ici, la ruine au cinéma -exerce un attrait, au point de vouloir lui consacrer du temps, un livre, et penser qu'un quelconque lecteur puisse vouloir y accorder son attention ?
Je dois sans doute commencer par admettre que la présence des ruines «réelles» ne m'a jamais procuré qu'un intérêt vague, commun, touristique. Aucune épiphanie particulière devant les ruines de Pompéi, de Louxor, de Rome, et encore moins devant les édifices écroulés, souvent à peine centenaires, de la ville des Amériques que j'habite. Non, point de rêverie solitaire à l'ombre d'une colonne échancrée par l'usure des ans, d'un sphynx décapité, d'une muraille crevée, tressée de vignes pugnaces. Je n'ai pas la trempe d'un «globe-trotter de la ruine» (malgré mon admiration pour les Maxime Du Camp, les Rose Macaulay, les Bernd et Hilla Bêcher).
La ruine qui m'émeut sera toujours celle qui fait figure (intentionnellement ou non) : une même ruine dont la présence me laisserait indifférent, une fois peinte, photographiée, décrite, filmée - cela dépend de quel tableau, film, roman, photo -, ouvre en moi un espace imaginaire, ou plutôt, et pour être plus juste, un temps imaginaire, que je mobilise depuis le lieu où je suis (une salle de cinéma, un musée ou mon salon). La Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines de Hubert Robert, le portrait de l'Allemagne dévastée que dessine Stig Dagerman dans son Automne allemand, tout comme les premiers plans d'Allemagne année zéro de Rossellini, les vues de ruines de Berlin Express de Tourneur, un calotype de Pompéi de la fin du XIXe siècle, ou encore la marque des décompositions qui affolent de girations colorées un fragment de film teinté de la Belle Époque, voilà autant de modalités d'une mise en mouvement et d'une apparition du temps qui fondent pour moi ce «secret attrait» des ruines, comme s'il fallait, nécessairement, un redoublement de ce temps, consigné dans les vestiges ou les décombres, par le temps de la représentation (son hasard, son accident, sa déchirure), pour que «ça me regarde», pour que j'en sois, pour qu'il en aille aussi de mon appartenance au temps et au monde, autrement dit, du sentiment poignant de ma brève existence. Cette photographie, ce tableau, ce fragment de texte ou de film, me permettent de retrouver un temps passé à travers une conscience de l'histoire qui m'en sépare, au présent.
Ce temps passé qui me concerne et m'affecte résume tout particulièrement la relation mélancolique que j'entretiens - et je dirai que nombre de cinéphiles entretiennent - avec le cinéma en général, pour autant que le film parvienne à faire éprouver un temps propre, suffisamment distant du mien, qui me fait entrer «dans le temps lui-même». A la suite de Jean Louis Schefer, je rappellerai que «le cinéma est la seule expérience dans laquelle le temps m'est donné comme une perception.» En effet, la texture spécifique du son d'une époque (chez Renoir, chez Mizoguchi), d'un accent (chez Ford, chez Bresson), une lumière (chez Vigo, Dreyer, Bergman, Pasolini), le froissement du vent dans un arbre (chez Lumière, Rossellini, chez Straub-Huillet et les autres), voilà autant de détails, souvent accidentels, dans la périphérie ou en excès du drame joué, de l'action ou de l'anecdote, qui engendrent cette sensation de présence d'un lointain, l'expérience d'un temps que je ne peux avoir vécu.
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