Corps et cadre
Cinéma, éthique, politique
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Description de l'ouvrage :
Le cinéma cadre les corps. Et l'histoire du cinéma pourrait se raconter comme le désir de ces corps d'être cadrés - mais aussi comme leur résistance à se soumettre tout entiers à la discipline du cadrage. Car le cadre est une pression que le corps filmé désire mais aussi subit. Les bords du cadre, qui séparent le visible du non-visible, sont les agents de cette lutte des corps dans les cadres. Entrant et sortant du cadre, le corps filmé affirme les enjeux du hors-champ. Il s'agit donc de reprendre l'histoire du cinéma comme histoire politique au plus près des corps, de leur soumission ou de leur liberté. Du corps acteur comme du corps spectateur : l'un et l'autre invités à la liberté du hors-champ, à ne pas tout céder à l'empire du spectacle. Jean-Louis Comolli prolonge la remise en jeu de l'histoire du cinéma entamée dans Voir et pouvoir et réunit dans Corps et Cadre ses textes critiques et théoriques parus entre 2004 et 2010. La question du hors-champ est le fil rouge qui court à travers les films étudiés ici, de Louis Lumière, S.M. Eisenstein, Luis Buñuel, Pedro Costa, Raymond Depardon, John Ford, Chris Marker, Abbas Kiarostami, Ginette Lavigne, Jean Renoir, Jean Rouch, Claudio Pazienza, Frédéric Wiseman, Jia Zang Khe... En ce temps de surexposition médiatique, la part de l'ombre, sauvée par le cinéma du hors-champ, est devenue un enjeu esthétique - et politique - majeur.
Revue de Presse :
Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma devenu réalisateur, l'auteur, qu'il revête les habits du critique ou la casquette du documentariste, file une réflexion passionnante sur le hors-champ. Un invisible qui trace une ligne de partage entre les images produites par les médias et celles créées par le cinéma... (Juliette Cerf - Télérama du 23 mai 2012 )
Extrait :
Extrait de l'introduction
INTRODUCTION PLACE DU SPECTATEUR ET PART DE L'OMBRE
«Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux, et telles autres drogueries étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie : les anciens tyrans avaient ces allèchements pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples assortis trouvant beaux ces passe-temps, amusés d'un vilain plaisir qui leur passait devant les yeux, s'accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal que les petits enfants, qui pour voir les luisantes images des livres enluminés apprennent à lire» (La Boétie, De la servitude volontaire ou le Contr'un, Edition et présentation de Nadia Gontarbert, Paris, Gallimard, «Tel», 2005, p. 109).
«Attendre, réserver son jugement, tout voir avec sérieux, voir en chaque détail le reflet de l'ensemble, en chaque geste un signe des temps, à tout moment l'annonce de quelque chose d'infiniment bouleversant que le seul exercice de la mise en scène ne peut approcher» (Serge Daney, «Sur Rossellini», Les Cahiers du cinéma, n° 186, janvier 1967).
«... l'envers du corps et du décor, le lieu où les apparences se dissolvent, ce qui sourd derrière les visages familiers, les jardins glorieux, les chairs apprêtées, ce qui menace de l'autre côté des miroirs. [...] La dark side du réel, le chaos premier, la matière originelle, la profusion dionysiaque, dont on se défend mais où l'on peut aussi, du plus profond, désirer se défaire» (Gwenaëlle Aubry, Le [Dé]goût de la laideur, Paris, Mercure de France, «Le Petit Mercure», 2007).
Zéro. L'histoire du cinéma en son cours ramassé, à peine plus d'un siècle, rend compte de notre rapport au monde visible, et mieux que d'en rendre compte, nous le fait voir. Voir le comment de ce que nous voyons. Selon quelles conditions de production, de distribution, de rareté ou d'abondance, de mélange, selon quels régimes d'images ? Le spectateur actuel ne voit plus comme voyait son père ou son grand-père - ni le cinéma ni le monde. Le cinéma est passé par là. Il y a un avant et un après. Quand bien même il est pris dans le temps long des projections lumineuses, des lanternes, des fantasmagories, le cinéma a fait époque.
Innombrables, avant le cinéma, étaient les instruments conçus pour forcer la puissance de nos yeux, écrans, lunettes, loupes, lentilles, chambres noires... Voir, une obsession ? Voir comme pouvoir - mais redoutable. Qui voit clair, qui perce les ombres du passé comme du futur, le devin... la tradition l'associe souvent à l'aveugle. Voir l'avenir revient à passer à travers le visible sans le voir.
Voulons-nous d'un monde où «tout» deviendrait visible ? Insatiable, la pulsion scopique gouverne les sujets comme elle gouverne le monde qu'ils ont la passion de voir. Ambiguïté des pulsions, sujettes à la fois à répétition et à restriction. L'effet de toutes les machines à voir est paradoxal : elles posent des bornes matérielles à l'irréfrénable désir de voir au moment même où elles paraissent l'assouvir. Microscope et télescope, lentille et miroir définissent des champs et font, du coup, apparaître les limites de ces champs. On voit avec ces prothèses à la fois mieux et moins. Tel serait le cinéma, ou plutôt tel il serait perçu, si le cadre qui borde chaque plan était compris comme tel, comme bornage, ce qui n'est pas le cas : ce cadre parfaitement visible n'est vu que par qui le veut vraiment. L'histoire du cinéma, qui est la nôtre, s'est bâtie sur la censure (plus ou moins marquée) de cette dimension restrictive, comme si poser le «voir» sans le «tout» n'était pas possible, n'était pas consolant. Le spectateur de cinéma pose un regard halluciné sur l'écran : il y perçoit une profondeur inexistante (les deux dimensions de l'écran sont une constante) et n'y perçoit pas le cadre qui l'enferme.
Voir le site internet de l'éditeur Verdier
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